Mes pieds nus s’enfoncent dans la boue de la berge du Mékong. En remuant pour m’en sortir, je suis prise d’une légère panique car je m’enfonce jusqu’aux genoux. Je décoche un sourire à Maylis: « euh j’ai besoin d’aide je crois ». Les pêcheurs de coquillages à quelques mètres nous observent me dépêtrer de la situation en souriant. Ils nous font signe d’approcher de la pirogue en mimant une baignade depuis l’embarcation.
Nous sommes le 21 mars, mes amis et famille en Europe sont confinés depuis quelques jours. Au Cambogde, le confinement n’est pas officiellement de mise mais cela fait déjà une semaine que mes déplacements se limitent au hamac à moustiquaire où je dors, la cuisine de la Mékong Bamboo Hut (MBH), la terrasse et le hamac le long de la berge face à la Mosquée blanche de Kampong Cham. Maylis et moi nous sommes motivées pour enfourcher les vélos et explorer, masques au visage, l’île de Koh Pen, en face de la ville, où est situé notre petit coin de paradis.
En passant à proximité de certains habitants, ils se pincent le nez ou se couvrent le visage avec leur coude comme si nous étions des pestiférées. Hun Sen, le premier ministre cambodgien, a annoncé que les touristes étaient responsables de la nouvelle vague de contamination de Covid-19. Il y a quelques jours déjà, au marché, une vendeuse m’a simplement ignorée pour ne pas devoir me servir. J’ai le vague à l’âme, je n’en veux pas aux cambodgiens d’avoir peur de moi mais je sens que mes options se restreignent de jour en jour. Comment vais-je pouvoir raisonnablement continuer à voyager dans ces conditions là ? Même après la crise.
Comme chaque matin, après ma séance de pilates face à la ville lorsque l’air est encore frais, je déguste mon bol de céréales et mon jus de mangues et ananas en lisant les informations de la veille. Alors que le confinement s’intensifie en Europe, la panique saisit toujours davantage les touristes à l’étranger. Impossible de planifier quoique ce soit, la situation change trop vite. Chaque jour des avions sont annulés, des escales impossibles, des frontières fermées, des contrôles sanitaires ajoutés. Un oeil rapide aux prix des quelques avions encore annoncés suffit à dissuader un touriste raisonnable d’acheter un quelconque ticket (entre 1500 et 4000€ pour un aller simple Phnom Penh - Paris).
« Qu’est-ce que tu souhaiterais manger ce soir ? » lance-t-on à Corentin qui est de mission à Phnom Penh. « Repas crêpes ? Pad Thaï ? Pâtes au lard et brocoli ? Riz aux légumes ? Tartiflette ? Frites ? Purée et sauce aux champignons? ». Coco fait un aller-retour à la capitale (à 3h de route environ) pour déposer nos passeports (le sien, celui de Tom, Maylis, Buddha et le mien) et faire une demande de prolongation de visa et assurer notre possibilité de passer le confinement ici.
« Mmmh c’est vachement bon, merci aux cuistots » lance Tom. Chaque soir, chicky notre poulet mascotte dort à côté du baffle pendant que notre petit groupe partage le repas et quelques bières au doux son de la musique. Je souris en pensant que Maylis, Buddha, Coco, Tom, Fleur, Hadrien, Bérénice et moi sommes parés pour une éventuelle fin du monde. Malgré la chaleur, la désagréable sensation de peau moite et les moustiques qui se régalent en me piquant les pieds, j’apprécie beaucoup cette ambiance familiale. Pendant la journée nous nous partageons nos questionnements profonds, nos réflexions sur nos relations amoureuses, amicales, familiales, nos choix de vie, nos envies. Ces échanges participent inévitablement à la confiance et bienveillance qui règnent entre nous. Depuis quelques jours, pour ne pas se laisser aller pendant ce confinement, chacun partage ses accomplissements (ou non) de la journée et ses objectifs pour le lendemain. Pas de cigarette avant 13h lance l’une, postuler à deux jobs lance l’autre, apprendre le russe, faire une séance de sport lance la troisième. « On pourrait faire un tournoi de ping-pong aussi » lance Maylis avec un grand sourire. Malgré le confinement et l’ambiance en demi-tente en fonction des informations, on maintient la bonne humeur en organisant quelques activités collectives. L’avant veille nous avions organisé un beer-pong qui a tourné en déhanchement général. L’objectif du lendemain était sans surprise axé sur l’hydratation non alcoolisée et le repos.
Les chants des coqs m’extirpent de mon sommeil. Le soleil irradie le ciel d’un bel orangé tirant vers le jaune, il me chauffe la peau, j’ai déjà chaud. Les Emirats Arabes Unis viennent d’annoncer ne plus autoriser aucun transit vers l’Europe. L’avion de Fleur et Buddha qui devait passer par Dubaï vient d’être annulé. Chaque matin, le doute s’empare de notre petit groupe confiné au paradis. On rentre ? On reste ? Combien de temps ? La situation va-t-elle changer au Cambodge ? Quid d’un confinement à l’européenne ici ? Quid des soins de santé ? Et si on ne peut plus revenir avant 3 mois ?
Malgré la douceur de la vie à la MBH, nous sommes toutes et tous en proie à milles questionnements et discussions à propos du corona. L’ambassade française vient d’annoncer les premiers rapatriements. Fleur nous quittera demain pour rejoindre Kep et récupérer son passeport qu’elle avait laissé là-bas pendant la procédure de prolongation de visa. Bérénice nous quittera bientôt aussi car elle profite d’un rapatriement vers la France le lendemain.
Je zone sur le net en regardant les billets d’avion pour la Chine. Finalement peut-être est-ce encore la meilleure solution ? ça a a l’air plutôt safe là-bas finalement et mon visa est valable jusqu’au 23 avril. J’avais aussi émis l’idée de revenir en bateau mais pour ça il faut que j’atteigne Sihanoukville. En parcourant les infos, je tombe sur un article : 30 cas de corona viennent d’être déclarés là-bas. Bon….peut-être pas la meilleure option surtout sans savoir si je vais trouver un bateau… Je suis ballotée entre rester, partir, continuer à voyager, m’arrêter. Je ne sais pas trop quoi faire. Dans le doute je m’étais inscrite sur travellers online pour me signaler à l’ambassade belge.
Il est 18h, je reçois un mail de l’ambassade belge qui nous propose un vol de rapatriement le lendemain à 20h en collaboration avec l’ambassade allemande. « Rendez-vous à 14h à l’aéroport ». Branle-bas de combat ! Dans deux jours je pourrais être en Belgique ? Sauf que …. Buffalo est encore loin d’être prêt pour faire le voyage, ni Tom, ni Coco, ni moi n’avons nos passeports, la MBH doit être démontée et que vont faire nos amis français sans solution de repli ? De toute façon nous sommes à 3h de Phnom Penh, autant accepter tout de suite que nous ne pourrons en aucun cas prendre cet avion.
Cette perspective de retour mets un petit coup d’accélérateur au groupe. On aide Tom et Coco à démonter le gros de la guesthouse, je pars en quête d’un carton pour emballer Buffalo comme il se doit. Coco se voit également attribuer pour mission le harcèlement de notre agence de voyage qui gérait la prolongation de visa de nos passeports pour récupérer nos précieux documents d’identité coûte que coûte.
On entend Tom s’emporter au téléphone. Sa famille souhaite qu’il rentre et lui se tâte à rester. Il ne veut pas contaminer quoique ce soit et il est ici, chez lui, en tant que gérant de la MBH. Hadrien préférerait également continuer son séjour au Cambodge si possible. Ils décident tous les deux de se préparer à passer l’ensemble du confinement ici. Coco est quant à lui parti hier vers Phnom Penh pour récupérer les passeports prêts. Mais à son retour il n’a ni le mien, ni le sien. « Ils ne sont pas encore arrivés ». Heureusement Maylis et Buddha peuvent récupérer le leur.
« Le Cambodge va déclarer l’état d’urgence vendredi 3 avril » nous informe Tom au petit-déjeuner. Cela signifie plus aucun bus entre Kampong Cham et Phnom Penh. L’étau se resserre. Si nous voulons partir il faut le faire, et vite. La veille nous avons reçu un nouveau message de l’ambassade belge proposant un vol en collaboration avec l’ambassade suisse pour Zurich le 3 avril. Corentin et moi nous sommes inscrits pour le vol sans aucune information (combien nous coûtera ce rapatriement ? heure de départ ou d’arrivée du vol ? escale ou pas ?) mais peu importe là nous sommes décidés à rentrer. L’ambassade organisera ensuite le trajet en bus entre Zurich et Bruxelles. Les français ont eux un vol pour Paris un jour après nous.
Nous sommes le mercredi 1er avril, il est 15h30, sous le ventilateur, je suis plongée dans un film netflix. Corentin m’annonce que nous pouvons aller chercher nos passeports à l’agence sauf qu’ils ferment à 11h le lendemain. Le premier bus vers la capitale est à 8h, trop tard donc pour pouvoir espérer récupérer les passeports le lendemain. L’agence n’est pas compréhensive une seconde : soit on récupère les passeports demain matin, soit tant pis. Coco et moi sautons sur la moto pour nous rendre à la station de bus. « No bus. We are closing for at least 1 month due to the lockdown » nous annonce la vendeuse des tickets. Je sens les sueurs froides couler dans ma nuque. Vais-je rester coincée au Cambodge finalement ? L’expression fait comme un rat ne m’aura jamais semblé aussi palpable et réelle : Comment va-t-on se rendre à Phnom Penh, récupérer nos passeports et rentrer ??!! De toute façon on a encore aucune confirmation de l’ambassade concernant le vol de vendredi. « Attends il y a une deuxième compagnie » me dit Coco. Je monte dans le dernier bus de la journée vers la capitale à 16h30 avec la promesse que Buddha et Corentin m’amèneront Buffalo le lendemain.
Dans le bus, je ne réalise pas encore que je suis en train de partir. Est-ce vraiment un de mes derniers jours du voyage ? Un de mes derniers jours au Cambodge ? Cela fait plusieurs nuits que je dors mal, je suis fatiguée et pourtant je ne ferme pas l’oeil du trajet. Probablement la situation incertaine, l’appréhension aussi du retour et le stress ambiant y sont pour quelquechose. Je ne sais toujours pas si Buffalo va pouvoir monter dans l’avion sans heurts (son poids dépasse les instructions de bagage que nous avons reçues). J’ai l’impression d’être hors du temps, hors de moi-même, de flotter en dehors de la réalité. Je pense que c’est lié à mon impression de n’avoir plus aucune prise sur la réalité au vu de la situation qui donne ce sentiment de décalage irréel.
- Allo Madame Cornejo ?
- Oui ?
- Ici l’ambassade belge. On vous appelle car on ne vous retrouve pas dans le registre national. Vous êtes belge ? Parce que sinon nous nous demandons si vous allez pouvoir rentrer en Belgique.
Zut. Oui je voyage avec mon passeport français et forcément ils n’ont pas dû me retrouver dans le registre national avec les données de France. Une photo de ma carte d’identité nationale belge fait l’affaire pour rassurer l’ambassade. Je me remercie intérieurement d’avoir demandé la nationalité belge et de l’avoir obtenu avant de partir. Sinon peut-être que je n’aurais pas pu rentrer chez moi. Un comble !? Théoriquement possible, plus de domicile avéré (je suis encore domiciliée à mon ancienne colocation dont j’ai peut-être été radiée), plus de travail, plus de famille habitant en Belgique et j’avais quitté le territoire depuis plus de 9 mois donc je n’y résidais objectivement plus dans mon petit plat pays. Je serre ma carte d’identité belge dans la main.
4h40 du matin, comme tout le monde je porte un masque à l’aéroport vide de Phnom Penh. Les seuls avions affichés pour la journée sont un vol pour Séoul et un autre pour la Chine, le lendemain le vol pour Paris est affiché aussi. Le notre partirait à 8h30 mais il n’est même pas indiqué. Logique, c’est un charter organisé par l’ambassade suisse. La situation n’en est pourtant pas moins folle. On apprend que ce sera un direct et qui arriverait théoriquement à 16h à Zurich.
A nouveau sentiment de flottement, un lâcher prise total, je ne suis plus aux prises de rien. La fatigue que j’accumule depuis plusieurs jours n’aide pas à m’accrocher à la réalité. Je subis le déroulement de tout: l’embarquement, le vol, l’atterrissage. Quelques larmes coulent sur mes joues alors que je regarde les nuages par le hublot. Est-ce mon départ ou mon retour ? Est-ce la perspective de serrer bientôt un ami dans les bras qui m’émeut ? Je ne sais pas mais je ferme à peine l’oeil de ce vol de 12h. J’ai une pensée émue pour les personnes qui subissent des situations de grand détresse comme les situations de conflits et guerres. C’est donc ça ce sentiment de lâcher prise ? de perte de repères ? J’en suis à milles lieues, la situation est calme, je ne suis pas en danger de mort, ni moi, ni ma famille. Je suis juste perdue et fatiguée.
A peine atterri, l’équipage annonce des mesures spécifiques de désembarquement dû à la crise du corona. « Those with a connecting flight to Brussels can come forward ». Je me retourne vers Corentin : « mais je pensais qu’on prenait le bus ? ». Après quelques minutes je me dis que ce serait bête que cela nous concerne, je me lance avec lui vers la sortie de l’avion. Bingo ! L’annonce était incorrecte, il s’agit bien du bus pour Bruxelles. Les membres de l’ambassade nous accueille en expliquant que nous allons récupérer nos bagages avec l’escorte policière et que nous serons ensuite directement mis dans un bus pour Bruxelles-midi. Arrivée prévue à 3h du matin. Nous avons beau être en Europe, la Suisse a fermé ses frontières aux non résidents légaux, nous ne pouvons en aucun cas rester en Suisse sans permis de séjour officiel. L’ambassade nous fait signer une attestation signalant notre rapatriement : « Au cas où vous vous faites contrôler en France. Ils rigolent pas là-bas ».
Il fait magnifique, le soleil brille sur les collines vertes des alentours de Zurich, l’autoroute est propre et lisse. Pas un fil électrique qui dépasse, ça fait un moment que je n’ai plus vu de ville aussi propre, rangée et organisée. J’ai un sentiment contradictoire de tristesse et de soulagement en me disant ça y est c’est fini, Buffalo et moi sommes en Europe et on roule tous les deux vers chez nous.
(Photo depuis la campagne aux alentours de chez mon ami Thibaut chez qui je suis en confinement en Belgique)
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